La vie à Annie Lake
Nous arrivons à Annie Lake, il fait nuit noire, il n’y a pas une seule lumière. Impossible de distinguer ce fameux lac, on se croirait en pleine forêt. Tamra, notre hôte, accompagnée de sa fidèle Jack Russel, Pixie, nous guide vers notre demeure hivernale, sous les hurlements de la meute. Éclairés à la lumière de nos frontales, nous découvrons une sombre petite cabane en bois d’une seule pièce où trône en son centre, un poêle à bois.
Nous voilà assis sur deux tabourets brinquebalants au milieu de ces 20 m², nos regards ne savent plus où se poser. Entre la mousse polyuréthane jaunâtre qui dégouline des poutres, la vieille gazinière abandonnée dans un coin, la souris crevée qui flotte dans le seau d’eau sale sous l’évier, le vieux tapis de chien, le crane de caribou accroché au mur et enfin, l’absence d’eau et d’électricité, le choc est total.
Je regarde Geo du coin de l’œil, qui, à la vue de sa mine déconfite, ressent certainement la même chose que moi. Je le charrie : « Tu voulais de l’authentique, une cabane en fuste dans les bois et du « Wild », et bien, tu es servi ! ».
Il se demande si ce n’est pas un peu trop pour lui, regarde ce qui semble être un lit et me demande s’il n’est pas préférable d’aller dormir dans Raccoon pour cette nuit…
Ce soir, la seule chose réconfortante est la chaleur du poêle à bois qui nous sauve des -20°C à l’extérieur.
Il est tard, nous déchargeons uniquement nos draps et oreillers du véhicule.
Après ces 10 heures de route, un petit tour par les toilettes s’impose. Manque de chance, en raison des fortes précipitations neigeuses survenues ces derniers jours, l’accès « officiel » aux toilettes n’a pas été dégagé. On se contentera d’un arbre à l’écart pour cette nuit.
Épuisés par la route, nous nous endormons l’un contre l’autre (à cause de l’énorme creux au milieu du matelas).
Il est 8h00 lorsqu’on ouvre les yeux. Il fait toujours nuit… le soleil doit surement être caché. 9h00… il fait toujours nuit. On se demande s’il n’y pas un problème de fuseau horaire. 10h00… pas un rayon de soleil. Je commence sérieusement à me poser des questions.
La lumière finit par arriver vers 10h30.
On sort de notre cabane, c’est un deuxième choc, mais positif cette fois. Nous ne sommes pas du tout au milieu d’une forêt mais bien face à un grand lac blanc, entouré d’une chaine de montagnes abruptes.
Annie Lake est situé au sud du Yukon, entre Whitehorse et Skagway (Alaska). Le Yukon est un territoire immense, presque aussi grand que la France, mais il ne compte que 40 000 habitants dont 30 000 à Whitehorse, la capitale. Autrement dit, il n’y a pas grand monde… Notre premier voisin se situe à 10 kilomètres et le commerce le plus proche (dont le supermarché), à Whitehorse, à 45 minutes au nord d’Annie Lake.
Nous qui cherchions à rencontrer des gens et à échanger avec des locaux, la tâche s’annonce bien compliquée.
Entre montagnes et lac gelé, le cadre est somptueux et nous met un peu de baume au cœur.
La cabane, elle, ne s’est pas transformée pendant la nuit… La souris morte est toujours là, mais congelée cette-fois. Nous avons oublié de remettre une bûche dans le poêle avant de se coucher. Il fait -5° C dans la cabane, on retiendra la leçon pour la nuit prochaine.
Comme une « erreur n’arrive jamais seule », toute notre nourriture laissée dans Raccoon pendant la nuit s’est transformée en produits surgelés. Rien n’a échappé aux -23°C, y compris le dentifrice et le gel douche. Le brossage de dents est compliqué ce matin.
Un rapide petit-déjeuner et on s’attaque au nettoyage de fond en comble de la cabane. Tout y passe, sauf les vitres extérieures car après essai, l’éponge est restée collée à la vitre…
Après ce bon coup de balai, nos affaires rangées, le lit réparé, la cabane parait bien moins austère, on s’y sentirait presque bien.
Il est temps d’aller rendre visite à notre hôte qui n’a pas refait surface depuis hier soir. A la lumière du jour, sa maison se trouve, en réalité, à 20 mètres devant nous.
Tamra est hydrogéologue à Whitehorse et travaille chez elle depuis l’apparition du Covid. Son temps libre est consacré à sa passion pour les chiens de traineau. Elle a déjà participé à quelques grandes courses et s’entraine le weekend ou entre deux réunions. On échange quelques mots puis on l’accompagne nourrir les chiens. En quelques secondes, on se retrouve lâchés au milieu du chenil. Épreuve du jour pour moi, qui, en temps normal, ne suis pas super à l’aise à côté d’un chien qui aboie (ok j’ai peur). Alors là, que dire de 55 huskies affamés…
Les niches sont disposées à quelques mètres les unes des autres, les chiens sont attachés à un piquet. Ils sont surexcités, aboient, courent en rond, sautent sur leur niche et se jettent sur leur gamelle, une fois remplie. Ils sont finalement bien plus effrayés que moi. Lorsque je tente de les approcher, la plupart des chiens se terrent au fond de leur cabane. On s’écarte pour les laisser manger avant que la nourriture ne gèle dans leur gamelle.
Tamra nous explique nos principales tâches, déneiger les accès et les niches des chiens, l’accompagner lors des sorties en traineau et ramasser les crottes une à deux fois par jour, afin que le chenil soit propre et pour éviter que les chiens ne les mangent… Cela peut paraitre peu ragoûtant, mais avec les -23°C, la tâche est simple et inodore. C’est un peu comme ramasser des coquillages à la plage, ou presque. Le plus difficile dans tout ça est finalement de réussir à tenir la pelle entre ses mains plus de 10 minutes. Des pauses régulières s’avèrent nécessaires pour se recroqueviller les doigts dans les gants.
On découvre finalement les toilettes, perdues à 50 mètres dans la forêt. Nous dégageons le chemin en pelletant les 60 centimètres de neige et construisons une petite assise en polystyrène pour avoir les fesses au chaud. La vue sur le lac et les montagnes est imprenable. Je dirais sans hésiter qu’il s’agit de la meilleure vue que je n’ai jamais eue. Je m’interroge seulement sur mes capacités à m’y rendre en pleine nuit, par -25°C sous une tempête de neige…
Il est 16h30, il fait déjà nuit… Les après-midi risquent d’être longues à occuper, heureusement que nous avons un jeu de cartes, une paire de dés et un super puzzle !
A 22h00, l’intérieur de la cabane est étrangement lumineux. La pleine lune ?! Geoffrey, couché dans le lit et prêt à dormir, n’a aucune envie de sortir de la couette. Je me lève. Face à moi, ma première aurore boréale ! Contrairement à ce que je croyais (enfin, ce que Geo m’avait décrit : « une vague lumière verte au loin, c’est l’appareil photo qui fait tout »), un énorme faisceau vert traverse le ciel de part et d’autre. C’est incroyable !
Malgré le froid, je sors tout de même dehors avec mon appareil photo, le trépied et mon équipement d’hiver (cela prend bien 10 minutes de se préparer). Je passe au milieu du chenil, ce qui réveille les 50 chiens et essaie tant bien que mal de prendre en photo le spectacle. Le faisceau se déplace, scintille, se teinte même d’une couleur orangée, c’est magnifique ! Je ne résiste pas très longtemps aux -25°C nocturnes. Seule au milieu du lac gelé, sous les hurlements des chiens, les doigts gelés, je rentre me réfugier à la cabane. Geoffrey est toujours emmitouflé sous la couette et n’a pas eu la force de sortir dehors. D’après lui, il y en a tous les jours ici (le fait est qu’on attendra 30 jours pour observer notre seconde aurore boréale). Tant pis pour lui !!!
Au fil des jours, nous prenons nos marques dans cet environnement et tentons d’améliorer notre confort. Notre cabane nous est de plus en plus familière. Construite lors de la ruée vers l’or, elle date de plus d’un siècle. Elle est simplement constituée d’une superposition de rondins. En découpant le surplus de mousse polyuréthane, j’ai pu « admirer » de près les différents matériaux qui constituent le joint « isolant » entre les rondins : mousse polyuréthane, polystyrène expansé, vieux tissus, chaussettes et même de la vraie mousse (bryophytes). Parfais, je ne savais pas quoi faire des vieux caleçons de Geoffrey, la cabane risque de garder des traces de notre passage…
Je me suis mis à rêver de restaurer cette cabane du sol au plafond… mais nous avions d’autres chiens à fouetter (je plaisante !).
Notre quotidien se met petit à petit en place. Nous rendons visite aux chiens tous les matins (et plus). Ma peur des chiens qui aboient disparait dès le deuxième jour. J’ai vite compris qu’ils avaient bien plus peur de moi que l’inverse. Jour après jour, ils deviennent de moins en moins timides. Nous développons différentes techniques d’approches pour les plus peureux : caresse du chien voisin le dos tourné (ils pensent qu’on ne les voit pas nous renifler) jusqu’à la technique ultime : caresse de force ! L’apprentissage des noms n’est pas facile non plus (je plains les profs qui enseignent à une classe de 55 gamins).
Lors de nos temps libres, c’est-à-dire, quasiment toute la journée, on s’affaire aux différentes tâches quotidiennes, qui consistent à :
- faire fondre de la neige pour la vaisselle ;
- vider le seau d’eau sale ;
- faire fondre de la neige pour la toilette ;
- vider le seau d’eau sale ;
- faire fondre de la neige pour le nettoyage en tout genre ;
- vider le seau d’eau sale ;
- aller chercher des jerricanes d’eau potable (venant du puit de Tamra) ;
- aller chercher du bois et le fendre ;
- entretenir le feu dans le poêle ;
- aller chercher du bois et le fendre ;
- entretenir le feu dans le poêle ;
- déneiger les toits, la route d’accès et le chemin menant aux toilettes.
On n’a jamais passé autant de temps dans les « tâches quotidiennes ». Cela représente bien 4 heures par jour… On comprend d’ailleurs mieux le sens de l’expression « avoir l’eau courante ».
En parlant de faire fondre de la neige, j’ai eu le droit à une bonne remontrance de la part de Geoffrey. Je suis aller chercher de la neige, je l’ai fait fondre puis verser dans notre pulvérisateur pour faire la vaisselle. Il était tard et il faisait sombre (on n’a pas d’électricité, je vous rappelle). Au petit matin, Geo se lance dans la vaisselle avec le pulvérisateur, l’eau qui coule est marron avec une étrange odeur. Il ouvre, une crotte était en train de flotter. J’ai malencontreusement pelleté une crotte au milieu du tas de neige que j’ai fait fondre et bouillir ! Il était ravi !
Nous sommes également devenus des professionnels du fendage de bois à la hache et du maintien du feu dans le poêle. D’ailleurs, à ce rythme-là, on aura bientôt passé l’équivalent de la forêt de Fontainebleau en bois de chauffage.
A peine une semaine que nous sommes arrivés, que Geo a déjà reçu « sa première étoile » de trappeur, avec un magnifique spécimen de 4 centimètres qui tentait de s’alimenter dans nos stocks la nuit (NB : aucun animal n’a été blessé lors de cette opération).
Il est également à l’origine de différentes « inventions » pour améliorer notre confort au quotidien. Certaines ont vite été abandonnées, comme la « douche portative 2.0 » dans un sac poubelle (ça m’a tout de même fait bien rire). D’autres, néanmoins, sont sur le point d’être brevetées, comme le four en papier aluminium au-dessus du poêle, nous permettant de faire cuire du pain, ce qui nous sauve de notre overdose de flocons d’avoines. Et sans oublier, « le thermomètre nasale » (explication dans la suite de l’article).
Il est également à l’origine de différentes « inventions » pour améliorer notre confort au quotidien. Certaines ont vite été abandonnées, comme la « douche portative 2.0 » dans un sac poubelle (ça m’a tout de même fait bien rire). D’autres, néanmoins, sont sur le point d’être brevetées, comme le four en papier aluminium au-dessus du poêle, nous permettant de faire cuire du pain, ce qui nous sauve de notre overdose de flocons d’avoines. Et sans oublier, « le thermomètre nasale » (explication dans la suite de l’article).
Alors à la question que beaucoup se pose :
Comment peut-on survivre par ces températures ?
Nous sommes arrivés à -23°C ce qui, en réalité, n’est pas si froid pour la région. Pour nous, les trois premiers jours ont été difficiles. La première sensation ressentie en ouvrant la porte, ce sont les poils de nez qui gèlent (le « thermomètre nasale » de Geo, qui fonctionne à partir de -15°C), ce qui n’est pas super agréable mais on s’habitue. Le plus important est d’éviter de prendre une grande inspiration, sinon c’est le toussotement assuré (version plus évoluée du « thermomètre nasale » qui fonctionne à partir de -20°C).
Au palmarès des erreurs commises, il convient tout de même de citer :
- Toucher du métal sans gants = brulure garantie !
- Mettre une cuillère qui se trouvait dehors dans sa bouche = morceau de langue collée !
- Toucher une poignée de porte avec les mains mouillées = doigts collés !
- Boire sa bière dehors trop lentement (cela arrive peu souvent) = bière gelée !
- Transporter des aliments dehors sans glacière = aliments surgelés (la glacière sert finalement à maintenir au chaud) !
- Sortir dehors les cheveux mouillées = un remake de « rasta rockett » !
- Boire plus de deux tasses de tisane le soir = la sortie toilettes à 3h00 du mat’ relève du marathon !
- Nettoyage du sol de Raccoon par Geo = jolie couche de glace et éponge collée au sol…
Après ce petit temps d’adaptation, on a dû revoir nos tenues vestimentaires. Les chaussures de rando en cuir dans lesquelles on n’avait jamais eu froid… on oublie. Le cuir se durcit et on ressent le froid aussi bien que si l’on était dehors en sabot. Les gants « grand froid » Millet à 150 balles ne sont également d’aucune utilité ici.
La technique pour survivre est de multiplier les couches, d’oublier les vêtements serrés et ça, de la tête au pied.
Nous avons donc refait notre garde-robe au « free-store » de la déchetterie du coin (allez-y dites-le : deux vrais « babos »). Les gens se débarrassent de leurs affaires et en piochent d’autres (une sorte d’Emmaüs gratuit). Nous avons donc adopté le « Yukon Style » !
Je porte des chaussures de sous-marque, en taille 40 (deux pointures au-dessus), avec des chaussons en laine feutrée : aucune engelure jusqu’à -35°C. Avec ça, j’ajoute une vieille salopette doublée de bucheron, une doudoune d’alpinisme et une veste coupe-vent XXL du free-store.
Geoffrey, quant à lui, porte des bottes en 48 (il s’en sert également comme raquettes à neige, bottes de pêche, et palmes pour cet été…), deux bonnets (+ une bonne touffe de cheveux), deux paires de gants en laine à 3$ avec des moufles à 10$ (une combinaison bien plus efficace) et un sur-pantalon de l’armée. Il adore ça, c’est « soirée déguisée » tous les jours !
Maintenant que notre petite routine est bien installée, passons aux choses sérieuses, les chiens de traineau ! Cela fait tout juste une semaine que nous sommes arrivés, dans une heure nous serons aux commandes de notre propre équipe de 6 chiens…
One thought on “La vie à Annie Lake”
Merci pour cet article au top en immersion total ! Je crois qu’après vous avoir lu on se rend mieux compte des conditions de votre quotidien. J’adore votre four à pizza et cette leçon sur vos fringues. Finalement pas besoin de mettre des centaines de dollars sauf si tu veux avoir le style mais en se caillant les fesses!
A bientôt !
PS: je crois que tu es la plus courageuse Laure à-25 en pleine nuit pour regarder les aurores boréales haha